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On dit souvent que le petit-déjeuner est le repas le plus important de la journée. Pour moi, c’est surtout le plus révélateur. Car dès le matin, une culture se raconte : dans les odeurs qui s’échappent des cuisines, dans les habitudes des familles, dans les premières bouchées qu’on partage en silence ou dans la joie. Voyager, c’est aussi se réveiller ailleurs, et découvrir avec surprise ce que les gens mangent dès le lever du jour.
Voici cinq souvenirs de petits-déjeuners qui m’ont marqué — à Istanbul, Séoul, Lima, Marrakech et Vienne. Cinq réveils, cinq ambiances, cinq cultures qui m’ont ouvert l’appétit et l’esprit.
Istanbul : le festin matinal des bords du Bosphore
À Istanbul, le petit-déjeuner est une véritable institution. Rien à voir avec nos tartines beurrées avalées à la va-vite. Ici, on prend le temps. On partage. On s’installe face au Bosphore, sur une terrasse baignée de soleil, et les plats s’accumulent jusqu’à ne plus voir la nappe.
Je me souviens de mon premier kahvaltı complet : du fromage blanc, du miel en rayon, des tomates juteuses, des concombres frais, du fromage de brebis, des olives noires, du pain simit croustillant, et surtout… du menemen, ce plat chaud à base d’œufs, de poivrons et de tomates mijotés. Le tout arrosé de plusieurs verres de çay, le thé noir turc, toujours servi dans son petit verre tulipe.
Ce matin-là, assis entre deux familles stambouliotes bavardant joyeusement, j’ai compris que le petit-déjeuner ici était plus qu’un repas : c’est un moment social, chaleureux, une manière de dire bonjour à la journée ensemble. Un art du vivre-ensemble.
Séoul : une soupe dès l’aube
En Corée du Sud, mes repères ont explosé dès le premier matin. Il était 7 heures, j’émergeais à peine du décalage horaire, et mon hôte me tendait déjà un bol fumant de haejangguk, une soupe relevée avec du chou, des oignons, du bœuf et du sang coagulé. Le contraste était total : un plat épicé, salé, corsé, à des kilomètres de mes habitudes occidentales.
Mais en regardant autour de moi, dans ce petit restaurant encore plein de gens, j’ai compris que c’était ici une tradition ancrée. Le matin en Corée peut être chaud, piquant, consistant. Pas de sucré. Pas de douceur. De la puissance, de l’énergie, de quoi se remettre même d’une longue nuit de fête.
Un autre jour, c’est un petit-déjeuner plus simple que j’ai découvert dans une maison d’hôte : du riz, du poisson grillé, du kimchi, un œuf poché et quelques légumes marinés. Sobre, mais savoureux. J’ai compris que ce pays ne faisait pas de différence entre matin et soir dans l’assiette — ici, on commence la journée comme on la termine : avec sérieux, structure… et un coup de piment.
Lima : le doux matin péruvien
Au Pérou, le petit-déjeuner peut sembler plus proche du nôtre… mais avec quelques surprises exotiques. À Lima, dans une maison d’hôtes du quartier de Barranco, on m’a servi un café noir serré, du jus de papaye fraîchement pressée, et du pan con palta — une tranche de pain grillé nappée d’avocat, avec une pincée de sel et parfois un trait de citron.
Un autre matin, dans un petit marché local, j’ai goûté à un petit-déjeuner typiquement andin : quinua atole, une boisson chaude et épaisse à base de quinoa, lait et cannelle. Étonnamment nourrissant et réconfortant. On y ajoute parfois un œuf dur ou du fromage frais pour compléter.
Ce que j’ai aimé au Pérou, c’est cette simplicité généreuse. Rien d’ostentatoire. Mais toujours du frais, du fait maison, du nourrissant. Un petit-déjeuner qui prend soin de toi, comme une grand-mère attentionnée.
Marrakech : le parfum du miel et des épices
Se réveiller à Marrakech, c’est ouvrir les yeux sur une ville en effervescence… et sur une cuisine qui commence tôt. Dans les riads traditionnels, le petit-déjeuner est un délice absolu : crêpes msemmen, pains ronds tout juste sortis du four, huile d’olive, confitures maison, dattes fondantes, amandes, et bien sûr, du miel doré comme le soleil.
Mais ce qui m’a le plus marqué, c’est le thé à la menthe du matin. Sucré, brûlant, parfumé. Il réveille les sens plus que n’importe quel café. On le sert avec grâce, en hauteur, pour faire mousser. Et on le boit lentement, souvent en discutant, ou simplement en contemplant la lumière qui entre dans le patio.
Ce petit-déjeuner marocain est à l’image du pays : généreux, parfumé, chaleureux. Il prend le temps. Il respire la tradition. Il t’enveloppe. Et il donne envie de ralentir.
Vienne : élégance et pâtisseries
Enfin, changement de décor : direction Vienne, en Autriche, où le petit-déjeuner est une affaire d’élégance. Dans les célèbres cafés viennois, on vous sert le Frühstück sur un plateau d’argent : un croissant au beurre, du pain noir, du beurre, de la confiture d’abricot, un œuf à la coque, et surtout… un café viennois, avec sa crème fouettée légère et sa tasse de porcelaine.
Un matin, j’ai pris place au Café Central, là où Freud et Trotsky avaient leurs habitudes. Assis à ma table, entouré de moulures dorées et de serveurs en gants blancs, je me suis senti transporté. Ce petit-déjeuner avait des airs de rituel, presque aristocratique.
Mais au-delà du cadre, il y avait aussi la douceur du goût. Une pâtisserie au pavot. Un pain encore tiède. Une confiture qui avait le goût de fruits mûrs. Ici, on mange peu… mais on mange avec raffinement. Et chaque bouchée est un hommage à la culture du détail.
Ce que les matins m’ont appris
Chaque petit-déjeuner m’a enseigné quelque chose de précieux. À Istanbul, j’ai appris à partager dès le lever du jour. À Séoul, à casser mes attentes et mes habitudes. À Lima, à écouter la nature et la terre. À Marrakech, à honorer les produits simples. À Vienne, à sublimer la tradition.
Mais surtout, j’ai appris que le matin n’est jamais neutre. Il est profondément culturel. Ce que l’on mange en se réveillant dit beaucoup de ce qu’on valorise : le confort, l’énergie, la convivialité, la beauté, la santé. Et c’est souvent dans ces moments-là, encore un peu flous entre sommeil et réveil, que les peuples se livrent le plus sincèrement.
Un voyage sensoriel et intime
Le petit-déjeuner est souvent négligé dans les récits de voyage. On parle des musées, des randonnées, des marchés… mais pas de ce premier repas, pourtant si révélateur. Pour moi, il est devenu une obsession bienveillante. Je cherche à le comprendre, à le goûter, à l’honorer.
Il est aussi le seul repas que je ne saute jamais à l’étranger. Même si je suis pressé. Même si je suis fatigué. C’est ma manière de dire : je suis là, pleinement, et je vous découvre avec respect.
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